Cover
Titel
Benjamin Constant.


Autor(en)
Léonard, Burnand
Erschienen
Paris 2022: Editions Perrin
Anzahl Seiten
347 S.
von
Olivier Meuwly

Il y a parfois des coïncidences heureuses mais qui, au-delà de leur dimension circonstancielle, révèlent peut-être un phénomène plus profond. À peine sortait de presse l’excellent Benjamin Constant de Léonard Burnand, en mars 2022 chez Perrin, qu’était publié, chez Fayard cette fois, un non moins remarquable Tocqueville. L’homme qui comprit la démocratie, dû à Olivier Zunz. Hasard des calendriers éditoriaux ou signe d’un intérêt renouvelé pour ces deux grandes figures du libéralisme, ces deux hérauts d’une pensée qu’il est de bon ton, dans de nombreux cercles, de conspuer allègrement? La pandémie et son impact sur les libertés individuelles aurait-elle stimulé le désir de mieux saisir cette pensée libérale si facile à caricaturer, nettement moins à cerner dans ses subtilités? Gardons-nous de toute analogie avec l’actualité du temps présent, même s’il est évident que la notion de liberté et les limites qu’il convient de lui apporter ont rarement été aussi exposées à des interprétations aussi contradictoires que durant la récente crise sanitaire.

Toutes deux passionnantes, ces deux biographies présentent au moins deux traits communs. Outre leur qualité intrinsèque, elles proposent un regard avant tout orienté sur la vie de ces deux illustres personnages. Objets de nombreux ouvrages, ils ont surtout été abordés à travers leur riche pensée, leur vision du monde, leurs combats contre les empiètements de l’autorité et la sauvegarde de la liberté en toute circonstance. Mais comment leurs œuvres se glissent-elles dans leurs parcours biographiques? Comment leurs vies respectives dialoguent-elles avec leur pensée? Les deux auteurs ne négligent certes pas les thèses de leurs «héros», mais ils les inscrivent dans des trajectoires biographiques qui contribuent largement à éclairer les choix intellectuels qu’ils opéreront. Sans doute Tocqueville a-t-il déjà inspiré d’excellentes biographies. Mais il convient de saluer l’approche délicate que Zunz a retenue pour son livre, qui délaisse partiellement l’histoire des idées pour mieux mettre la vie de Tocqueville au service de sa philosophie.

C’est le même tour de force que réussit Burnand à propos de Constant, au fil d’un récit aussi fluide que dense, d’autant plus que l’auteur se hasardait sur un terrain nettement moins labouré. Père célèbre d’une œuvre littéraire traduite dans plusieurs langues – plus recherchée que jamais avec son aiguë quête du «moi» – la vie de Constant n’a toutefois jamais été auscultée par un historien concentré sur le contexte de la gestation d’une œuvre aussi palpitante qu’importante pour la compréhension de l’histoire des XIX e et XX e siècles. Depuis la parution du livre de l’éminent historien de la littérature Paul Delbouille (Slatkine 2015), alors tant attendu mais en réalité relativement décevant, plus rien. On était toujours dans l’attente de la biographie du facétieux, brillant mais aussi versatile Benjamin. En construisant son portrait de Constant comme une sorte de chronique d’une vie assurément trépidante et féconde sur le plan intellectuel, Delbouille, par le mode narratif choisi, s’était montré incapable de faire résonner cette vie extraordinaire avec une pensée qui ne l’est pas moins.

L’ouvrage de Burnand comble ainsi une lacune historiographique majeure, et de quelle manière! Avec habileté, il insère les étapes essentielles de la maturation d’une pensée, en parvenant à en capter les noyaux centraux qui rythme l’existence mouvementée d’un Benjamin également décrit autant dans ses travers et ses vices ... que dans son génie. Et dieu sait combien, de défauts, il en a! Joueur compulsif, inconstant dans ses passions amoureuses, souvent mal compris, il a rarement été épargné par ses contemporains. Mais, porté par ses amours compliquées avec la géniale Germaine de Staël et par l’effervescence intellectuelle qui règne à Coppet, Constant sait transformer sa vie aventureuse et parfois bien peu glorieuse en un roman auto-créatif gros d’une philosophie puissante, elle-même tractée par un esprit supérieur qui fera de son propriétaire le chef incontesté du jeune mouvement libéral à partir des années 1820. Et à ce Benjamin Constant, écrivain subtil et malicieux, mais auteur d’une œuvre philosophique capitale, orateur brillant, lumière de la Chambre des députés et chef politique, Burnand rend justice avec force et talent.

Historien reconnu, Burnand va «chercher» son Benjamin là où l’on ne l’attend pas. Il redonne ainsi la place qu’elle mérite à sa mère, qu’une triste et injuste tradition historiographique avait, par paresse, repoussée dans une surprenante marginalité. Caractère fort, elle a sa place dans une biographie consacrée à son fils, bien qu’elle ne l’ait jamais connu puisqu’elle décéda en couches. Cette fin tragique n’est pas demeurée sans influence sur le destin de son célèbre enfant. Benjamin ne devait pas à sa mère que sa chevelure rousse ... Sans s’épancher dans un «psychologisme» de mauvais aloi, Burnand resitue avec tact son sujet dans une histoire familiale complexe, faite de non-dits, d’un remariage paternel discret mais vécu comme une trahison et des problèmes d’argent que les passions délétères du penseur libéral n’arrangèrent pas. Sans nier la part d’ombre de l’écrivain d’origine lausannoise, il s’attaque néanmoins avec vigueur à la légende noire que d’aucuns s’était évertués à tisser autour de l’amant de Germaine.

Ainsi tord-il le cou, de façon définitive nous semble-t-il, au fameux procès en inconstance intenté au héros du libéralisme du XIX e siècle. S’appuyant sur une historiographie récente menée par Étienne Hofmann, mais aussi sur sa propre analyse des textes et des faits, il démontre que, si son inconstance en choses amoureuses n’est guère contestable, en politique, la situation est plus compliquée: son ralliement à Napoléon à peine revenu de l’Ile d’Elbe, alors qu’il proclamait imprudemment quelques jours plus tôt qu’il ne renierait jamais ses idées pour de quelconques prébendes, s’explique par le contexte agité de l’époque et par la foi légitime que Constant pouvait avoir dans le virage libéral que l’ancien vainqueur d’Austerlitz se voyait contraint d’emprunter. Mais Benjamin devra se battre longtemps contre ses critiques, avant de voir son prestige restauré, comme député, par la grâce de son combat pour les libertés, notamment de la presse, contre l’esclavage et pour la cause grecque.

Fort à propos, Léonard Burnand met également en lumière le rôle souvent sous-estimé de Constant dans le changement de régime qui se produit en 1830, avec le passage de la dynastie des Bourbons à celle des Orléans, adoubés par l’opposition libérale. Sous prétexte que Benjamin était déjà gravement malade, on a souvent occulté sa part, primordiale, dans les événements cruciaux des journées de juillet 1830. Ami de La Fayette, patron adulé de l’opposition libérale, il va se démener jusqu’à son dernier souffle pour assurer le succès de la révolution qui se joue sous ses fenêtres et peut être considéré comme l’un des artisans de l’avènement de Louis-Philippe, le roi-bourgeois. Peu de jours plus tard, Benjamin décède et, preuve de son aura, ce sont 150’000 personnes qui accompagnent son cercueil au Père-Lachaise, son ultime demeure. C’est sur ces obsèques que s’achève cette remarquable biographie, à laquelle la presse suisse et française, mais aussi l’Académie Goncourt qui l’a retenue dans sa sélection pour son Prix de la biographie, ont rendu un hommage mérité.

Zitierweise:
Meuwly, Olivier: Rezension zu: Léonard, Burnand: Benjamin Constant, Paris: 2022. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte 72(3), 2022, S. 459-460. Online: <https://doi.org/10.24894/2296-6013.00114>.

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